Daniel Allemann

Que vont nos 600 millions d’années devenir ?

Entretien avec Daniel Allemann à
Art O’Clock Paris, le 19 septembre 2013 

Question – Comment vous est venue l’idée de vos Structures/Éponges-Cloutées?

Réponse – Un chiffre et une histoire ont été le phénomène déclencheur. Le chiffre «600 millions» d’années ! Ce chiffre représente l’âge approximatif du système nerveux, concomitant à la datation des premières éponges. Car à cette même époque, les premiers neurones sont apparus chez des espèces marines, comme les méduses par exemple.

Q –  Et c’est ce qui vous a conduit à la question «que vont nos 600 millions d’années devenir ?»

R – Regardez une éponge. Dans chaque éponge il y a des millions d’interstices qui forment comme des étoiles. Dans ces étoiles, il y a des millions de vies protégées, car les éponges protègent des vies dans leur vie. J’ai trouvé dans ces étoiles de la lumière. Je les ai couvertes de couleurs pures (parfois de la non-couleur argent ou or) pour transcender cette lumière. Puis je les ai cloutées pour, entre autre, symboliser le «kaikaku» actuel, qui signifie en Japonais le «changement ou choc brutal». Elles se sont alors réincarnées. Elles ont basculé dans dans un nouveau monde qui leur rappelle leur milieu naturel, celui du silence, de la spiritualité, de l’infini des océans et des couleurs pures… loin des fanfaronnades et des déguisements de la modernité.

Q- Un basculement que nous pouvons faire nous aussi, comme vos éponges qui après leur multiples métamorphoses sont, dites-vous, “passées du statut d’éponges au statut de structures de la conscience ontique”.  ?

R – C’est une belle définition. Car si vous voyez juste une éponge flanquée de clous et fixée sur un pied, vous passez à côté de l’essentiel. Il faut partir d’une imagination dynamique pour avoir une intuition qui peut défaire le nœud gordien de la réalité cachée. Je veux dire qui peut faire voir les choses pour ce qu’elles sont et non pour ce qu’elles paraissent être.

Q – Et c’est là que soudainement tout peut basculer ?

Soudainement, dans l’immédiateté de l’instant, oui. Comme après qu’Aristarque de Samos a eu l’intuition fulgurante, à moins 280 av.-J.C, de situer le soleil au centre de notre système planétaire. Dans le monde antique Présocratique, il a eu le regard et la pensée révolutionnaires qui firent basculer l’humanité d’un univers magique peuplé de divinités démiurgiques, dans celui de la concrétude : domaine désormais réservé à un Homme, triomphant, créateur et sans dieux.

Q – Un homme-Dieu en quelque sorte ?

R – Un homme qui se réalise pleinement. Un utopiste qui fermente dans un réalisme absolu. Mais d’abord faut-il que ses yeux aveugles s’ouvrent pour déciller son regard extra-lucide : impérative mission dévolue à celui ou celle qui n’a de cesse de croître dans l’éternel instant. L’archéologie prométhéenne de demain se construisant dès maintenant, mes Structures/Eponges-Cloutées donnent à voir les formes des infinis possibles qui les habitent. Elles autant que nous.

Q – Infinis possibles des éponges ? Qu’est-ce qui vous conduit à parler ainsi ?

R – D’abord la référence à des hommes d’exceptions. Des réalistes utopistes sans doute. Voici l’histoire : Laurent Meijer (Prix Emile Jungfleisch 2009, Académie des Sciences), a cherché, cherché pendant plus de dix ans. Et il découvert avec son équipe que de nombreux gènes impliqués dans le fonctionnement des synapses humaines étaient déjà présents dans le patrimoine génétique des éponges. D’autres scientifiques de l’université de Santa Barbara en Californie vont plus loin dans l’idée, lorsqu’ils révèlent que le génome des éponges de mer possède un nombre important de composantes communes avec celles intervenant dans le fonctionnement des synapses humaines. Les éponges contiendraient des molécules au pouvoir d’inhiber les protéines dont l’altération serait la cause d’un certain nombre de maladies neuro-dégénératives.

Q – Eponges aux ressources infinies et encore inexploitées, à l’image de celles de l’homme, donc ? Est-ce ce que vous voulez exprimer ?

R – A l’image d’une terne chrysalide condamnée à ramper sur le sol qui devient soudainement un somptueux papillon qui n’a pour limites que celles du ciel azuré, illuminé par les réalités colorantes de nos aspirations les plus éthérées, les moins désespérément triviales.

Un homme nouveau, assuré de la longévité donnée aux grands créateurs dont les pouvoirs sont encore trop souvent insoupçonnés. Et dont la puissance métamorphique indomptable sera révélée à tous dans un avenir que seuls ces mêmes créateurs ont le pouvoir d’anticiper et de regarder sans en demeurer aveuglés en raison de son éblouissante immatérialité.

Q – Vos Structures/Eponges-Cloutées constituent en quelque sorte une invitation au dépassement des problématiques existentielles ?

R – Une invitation à l’union enfin heureuse de Dionysos – symbole des excès et des errances – et d’Apollon – symbole de la pureté.  Ensemble, ils ont finalement découvert leur parfaite symbiose pour faire de la vie une aventure exaltante. Une aventure où les contraires qui nous habitent deviennent concrètement source de dépassement de soi par soi. Seuls quelques-uns accepteront l’invitation. Principamement ceux qui savent prendre des risques. Les autres, comme toujours, se contenteront de la critique aisée et enrichie en défertilisant.

Q – N’est-il pas trop difficile pour l’esprit rationnel de s’associer à une telle aventure ?

R – Elle est à l’évidence réservée à l’esprit supra-rationnel, qui regarde et lit au-delà de la normalité standard, à celui qui croit à la plasticité des certitudes. Ou plus simplement, qui entretient l’espoir d’une nouvelle incarnation de la belle aventure humaine. Mais en réalité, cela importe peu. Seule compte la substantielle pensée qui inspire la vie, qui dépasse les limitations qui lui sont fixées par la morale et le modernisme. Seule compte l’histoire qui rend le désir-agissant totalement libre. Ou du moins, autant qu’il le peut.

Q – Une réinvention de soi par le canal de l’art, c’est ce que vous voulez dire ?

R – Ce qui anime mon programme c’est d’agir sur le réel de la vie, celle qui n’a de sens et de valeur qu’au service de ce qui la dépasse. Je ne sculpte pas mes éponges. Ce sont elles qui me sculptent. Mon action doit donner l’impulsion, par une gestuelle autonome. Le résultat doit être pur produit d’une dynamique sensible. L’art pour l’art, ce n’est pas ma tasse de thé. Contribuer à l’uniformaté grégaire à travers l’art, c’est tout le contraire du sens de mon travail. Dans mon optique, l’art est ce qui façonne la vie, ce qui participe à la clarifier. La vie dans sa singularité. Celui et celle qui s’invente chaque jour fait déjà oeuvre d’art. Le reste, c’est de la masturbation pour les excroissances de nombrils.

Q – Que pourriez-vous dire à celles et ceux qui prétendent que vos éponges sont la reprise d’une idée ancienne attribuée à Yves Klein ?

R – Yves Klein, dont j’apprécie le travail et l’œuvre, a commencé à peindre monochrome en se servant d’éponges, avant de passer définitivement au rouleau, voire parfois au pistolet à peinture. Pierre Restany lui dit un jour que ses éponges qui lui servaient à peindre pourraient être une continuation de son travail. Ce fut le cas. De belles éponges bleu outremer. J’utilise parfois également pour mes éponges, du bleu outremer. Mais je crée un mélange bien différent, qui donne à mes éponges un veinage de diverses tonalités de bleus, comme si, sous des reliefs cratérisés, vous pouviez y voir «le sang» de la matière. Et puis, il y a tout le travail des structures servant de supports, de pieds. Et les clous, dont certains ont bien 60 ans. Ils constituent à eux seuls une sorte d’archéologie contemporaine. Non, mon travail sur les éponges n’est pas une suite à celui d’Yves Klein. C’est tout au plus une revisite du support. Oui, le seul point commun pourrait être l’éponge comme support.

Q – Le fait d’insérer des clous dans vos éponges, qu’est-ce que cela signifie ?

R – En somme, mes Structures/Eponges-Cloutées symbolisent des têtes dressées vers le ciel étoilé, des têtes imprégnées d’une couleur avec des pieds posés sur le sol de notre concrétude, de notre matérialité. Et les clous, par le creusements qu’ils ont fait dans la couleur et l’éponge, vont chercher avec leur pointes les interstices d’espaces sensibles. Comme pour fixer les rêves que l’on peut faire en regardant les étoiles.

Q – Les pieds sont en acier, recouverts de fils de cuivre, puis parfois d’or aussi ? Est-ce par un souci de finition ou cela confère-t-il un sens à votre travail ?

R – Le souci finit toujours en obsession. Ce n’est pas le sens de mon travail. En fait, ce qui m’a conduit à ce que vous appellez « finition » c’est plutôt un besoin vital d’aller au bout de cette aventure, de toutes mes forces et de tous mes possibles. Donc, forcément, mes bases d’acier ont un sens, comme par exemple celui de d’incarner l’état d’une volonté bien trempée, libérée des dogmes et de leur cortèges de faux semblants qui fragilisent l’existence. L’acier, froid et dur et rigide, symbolise aussi l’actuel « âge de fer ». C’est pourquoi je lui offre un encerclement de fils de cuivre pur, élément symbolique de Vénus, comme pour y ajouter un hymne à la gloire de l’éternelle inspiratrice. Plus exceptionnellement, notamment pour préfigurer l’après “âge de fer”, j’offre au final un bain d’or pure. L’or est un moyen d’échange spirituel entre les peuples. Il participe au sacré. Et quand j’enferme mes Structures/Eponges-Cloutées dans un coffrage en plexiglas, c’est pour rappeler concrètement le silence de leurs origines.

Q – La couleur, justement ? Pourquoi imbiber chaque éponge d’une couleur unique ?

R – La couleur pure, substance immatérielle par excellence, imprègne l’espace d’une incroyable énergie. Dans cette vie qui passe, en nous et autour de nous, elle aide à saisir l’intemporalité. Et à partir de là, tout devient possible. Tout, y compris l’accès à cette graine minuscule enfouie dans le terreau de notre âme et capable de changer le monde qui nous entoure en même temps que la vie qui nous anime. Il faut imbiber, imbiber, imbiber… sans relache… jusqu’à ce que la couleur puisse atteindre et nourrir le cœur de cette graine

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